Gabon, fin des années 1960. Une petite fille virevolte dans les couloirs d’un hôpital, à Libreville. À l’image d’un papillon, elle passe, légère, de chambre en chambre, anticipant les besoins des patients alités. Un sourire pour monsieur, une fleur pour madame. Elle aime accueillir les brancards, danser dans leur sillage. Accompagner les corps blessés vers des lieux de soin et de réparation. À l’hôpital, où s’entrechoquent toute la puissance et la vulnérabilité du vivant, la fillette fait son apprentissage. Chaque jour, en attendant que sa mère, gestionnaire-comptable de l’établissement, termine sa journée de travail, Myriam découvre un peu plus le pouvoir de l’empathie, la puissance des sens et le lien profond qui l’unit aux autres êtres humains. Cette expérience, qu’elle qualifie d’initiatique, résume aujourd’hui l’essence même de son art.

Dans son atelier d’Ivry-sur-Seine, en banlieue rouge de Paris, un mot formé par des tiges de cuivre superposées se déploie sur un mur blanc, comme un cri griffonné : « VIDERE ». « Voir », en latin, et même voir au-delà, « avec les yeux de l’esprit ». À travers chacune de ses œuvres, l’artiste cherche à renouer avec l’acuité primitive de ses premières années. L’enfant est pour elle un chamane qui entretient une relation vibratoire à son environnement. Il est comme la sensitive, Mimosa pudica, cette plante rampante tropicale dont les feuilles, grandes ouvertes, attentives, se rétractent au moindre effleurement.

 

Un demi-siècle plus tard, dans le cadre de ses performances, Myriam Mihindou met à l’épreuve son corps : elle le prépare en l’astreignant à l’exercice, au jeûne, à l’ascétisme. Elle le soumet à la transe, aux rituels, qu’elle voit comme des espaces de liberté par excellence. Elle l’interroge, le pousse au-delà de ses propres limites, l’amène à renouer avec sa force originelle. Son corps d’artiste est l’outil premier de son art, « sa sève nourricière », dit-elle. De lui naît chacune de ses œuvres, il est un espace de communication, de transmission et de partage.

En ce début d’année 2021, dans son atelier, au milieu de ses œuvres qui s’amoncellent à mesure que progresse la pandémie, l’artiste fabrique des abeilles par centaines.

Depuis la mort de son père, le corps de l’insecte l’habite. Elle est fascinée par sa danse en forme de huit. Les abeilles lui rappellent les pleureuses gabonaises, qui furent les guides de sa dernière grande initiation. C’était à la mort de son père, « un homme de son temps, aussi avant-gardiste que traditionaliste ». En planifiant sa propre inhumation selon les traditions ancestrales du sud du pays, ce dernier a offert à l’artiste son ultime performance, et peut-être sa plus belle initiation. Toute une nuit, Myriam Mihindou fut contrainte « aux règles de la larme ». Pour accompagner l’âme du défunt, un groupe de femmes, les pleureuses, ont ritualisé les pleurs de Myriam. À leur signal seulement, la fille était autorisée à pleurer le père. Lorsque les pleureuses retrouvaient le silence, les larmes de l’artiste devaient elles aussi cesser de couler.

Le rituel s’est poursuivi jusqu’à l’aube, et jusqu’à l’épuisement des femmes. Au petit matin, le corps de Myriam, vidé de son chagrin, ne faisait plus qu’un avec ceux des pleureuses. Des corps d’abeilles liés pour l’éternité par la larme qui guérit. « J’ai vraiment compris alors le pouvoir de la communauté », commente la plasticienne. La tradition gabonaise lui a enseigné que c’est au sein du groupe que l’humain affine son individualité, et non l’inverse. Pour Myriam Mihindou, c’est dans la rencontre avec l’autre, dans la transmission au-delà de toute frontière, physique, culturelle, sociale, que l’artiste naît au monde. « Le groupe resserre les mailles du substrat humain », résume-t-elle.

Les deux œuvres qu’elle présente dans le cadre de l’exposition « Ex Africa » interrogent directement cette notion de passation. La première, baptisée Transmissions, matérialise sa rencontre avec l’œuvre de Pablo Picasso, une expérience qu’elle dit avoir vécue dans sa chair lors d’une installation à Vallauris, dans la chapelle où le peintre a beaucoup travaillé. Inspirée de L’Homme au mouton, elle raconte la passation entre deux artistes que tout sépare. La seconde, Trophée, une installation autour du symbole de la fleur de lys, « le plus puissant logo de l’histoire », revient sur l’impossibilité de transmettre un héritage. Plus globalement, Myriam Mihindou s’interroge : quelles transmissions pour demain ?

Ballotée par les tumultes que la crise sanitaire a fait subir au monde de l’art, l’artiste reste en équilibre, le corps droit. « Cette année marque la fin d’un cycle », dit-elle. Elle fut l’occasion pour nombre d’entre nous « de se revisiter, de se parler, de s’entrevoir, de s’envisager, de se retrouver, nous qui nous étions un peu abandonnés sur le chemin ». Un retour à la matrice, « au corps de la mère », « une remise au monde », le temps d’une révolution complète de la Terre. Une initiation de plus, en somme, et pour Myriam Mihindou un nouvel élan artistique porté, encore et toujours, par l’empathie, la puissance des sens et le lien humain. 

Portrait par Manon Paulic 

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